Grand Prix du Jury au Festival de Cannes 2025
Grand Prix du Jury à Cannes, ce drame familial intense, qui questionne les rapports entre la vie et la création artistique, est un des films majeurs de l’année. Derrière sa maîtrise absolue, il laisse toute la place nécessaire à l’émotion, la vraie, la pure, quand l’intériorité des âmes nous est révélée avec tant d’humanité
Agnès et Nora voient leur père débarquer après de longues années d’absence. Réalisateur de renom, il propose à Nora, comédienne de théâtre, de jouer dans son prochain film, mais celle-ci refuse avec défiance. Il propose alors le re à une jeune star hollywoodienne, ravivant des souvenirs de famille douloureux…
Figure majeure du cinéma nordique, Joachim Trier est l’auteur des films générationnels Oslo, 31 août (2011) et Julie en 12 chapitres (2021), deux petits bijoux mélancoliques, esthétiquement travaillés, deux témoignages de leur époque respective. Avec sa sixième réalisation qui a obtenu le Grand Prix du Jury à Cannes (de notre côté, on avait carrément misé pour la Palme), il atteint peut-être une amplitude et une maturité créatrice qu’il n’avait pas encore trouvées jusqu’ici. C’est dire l’émoi qu’a suscité la découverte de ce film sur la Croisette, plus intemporel et universel que ses films précédents.
Valeur sentimentale a tout du film parfait, maîtrisé, qui fort heureusement laisse la place pour que surgisse, à tout moment, l’émotion dans sa nudité absolue, cette vie captée sans l’appui gratuit d’artifices. C’est en quelque sorte une œuvre virtuose qui ne pense jamais l’être. La classe.
Dans cette grande maison qu’envahissent ces nombreuses fissures qui sortent des murs, ces traces laissées par le temps et les générations passées, les personnages d’une même famille cherchent le moyen de tisser de nouveaux liens ou d’y échapper pour de bon, toutes et tous marqué·e·s, inconsciemment ou non, par des traumatismes d’antan dont il est difficile de se défaire.
Au centre du jeu, il y a l’art et la création qui convoquent la fiction et la réalité, le cinéma et le théâtre, la mise en scène et le jeu. Tout se confond jusqu’à complexifier les relations père-filles déjà difficiles à l’origine.
Avec chaleur et empathie, non sans humour parfois aussi, Joachim Trier observe ces relations familiales à travers une mise en scène jamais ostentatoire, au contraire discrète et sobrement élégante dans sa façon de mettre en valeur les espaces de la maison et les êtres qui y déambulent. Cette maison est ce corps imposant à l’intérieur duquel se retrouve emmagasiné tout ce qui façonne sa personnalité depuis des générations, c’est-à-dire les émotions de ses habitants, et que le père-cinéaste veut évoquer dans sa nouvelle réalisation. Cette fusion jusqu’au rejet possible de l’art et de la vie en raison de la confusion et des dégâts que cela peut générer, Joachim Trier en parle sans moralisme ni intellectualisme. Son film reste terriblement incarné et humain, jamais lourdement solennel, en permanence surprenant et remuant, tendre et dur.
À ce titre, les comédiennes et comédiens réussissent des interprétations d’une intensité rare qui nous emmènent très loin dans l’émotion et l’expression des fêlures intérieures (comme chez le maître Ingmar Bergman à qui on pense beaucoup tout au long du film, mais un Bergman moins austère) tant ce qui s’exprime entre eux parlera à chacune et chacun d’entre nous.
Il est en cela impossible de sortir indemne (dans le bon sens du terme) de Valeur sentimentale, c’est-à-dire que l’on en ressort enrichi d’une émotion nouvelle et inattendue. C’est un film qui célèbre la puissance spirituelle des mots et la beauté des visages marqués par ce qu’une famille détient toujours de tragique en elle. C’est énorme.
NICOLAS BRUYELLE, les Grignoux